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17/07/2009

generic, flux - république des livres

Les lecteurs de Proust ont-ils besoin de sortir accompagnés ?


Prenez un grand roman, disons A la recherche du temps perdu. Prenez chacune des évocations d’oeuvres d’art que vous y trouverez. Prenez le moteur de recherche du site du Louvre. Mettez les uns dans l’autre, remuez, faites revenir à feu doux et servez quand c’est prêt. Cela donne un beau plat qui a un drôle de goût. Au départ, une vraie idée d’éditeur ; à l’arrivée une fausse bonne idée. C’est Le Musée imaginaire de Marcel Proust (traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean, 350 pages, 32 euros, Thames and Hudson). On espère que ce n’est pas le début d’une collection et que nous ne sommes pas menacés d’un Balzac ou d’un Stendhal du même tonneau. Pourtant son auteur Eric Karpeles, peintre et auteur de textes sur l’esthétique, a cru bien faire. Constatant que la Recherche était profuse en références picturales, et imaginant sans peine que la mémoire visuelle, pour ne rien dire de la culture artistique, de ses contemporains avaient des limites, il a donc entrepris de mettre le portrait de Mehmet II par Gentile Bellini en face du passage où Proust dit que le jeune Bloch lui ressemble étrangement, un cardinal par Le Gréco en face d’une évocation de Charlus en “grand inquisiteur peint par Le Gréco”, le Déjeuner sur l’herbe de Manet en face d’une allusion métaphorique à un déjeuner sur l’herbe, la Procession de mariagede Giotto en regard d’une procession, et bien sûr l’évanouissement de Bergotte face au petit pan de mur jaune à la seule vue du Vermeer ! Il semble que l’on ait échappé de justesse à un lit de Caillebotte en face de “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”…

Un extrait du roman sur la page verso, une reproduction de l’oeuvre censée lui correspondre sur la page recto, tous les tableaux du roman dans leur ordre d’apparition. C’est là une conception très anglaise, et assez américaine, qui consiste à toujours expliquer, rationaliser, dans un esprit positiviste, sinon pratique. D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que là-bas, le livre s’intitule Paintings in Proust. A visual companion to In Search of lost time. Un “companion”, c’est exactement cela, spécialité typique des librairies britanniques. Asseyez-vous, posez votre roman, on vous aider à le comprendre. C’est parfois utile pour les étudiants ou les chercheurs, pratique surtout. Le procédé est déjà lourd en soi ; il pèse sur la poésie-même des plus belles pages de ce roman par endroits si incroyablement léger alors qu’il a tout d’une brique. Le lecteur de la Recherche n’a pas besoin qu’un conservateur de musée lui prenne la main pour le guider. Autant obliger tout visiteur des Offices à porter et utiliser l’un de ces casques audio qui vous expliquent ce qui se passe ! Le fait est que ça parle beaucoup peinture chez Proust. Tableaux, dessins, gravures et sculptures sont partout dans la Recherche. Ils ont toutes sortes de fonction : ils reflètent, authentifient, métaphorisent… Mais le problème de ce Musée imaginaire de Marcel Proust est dans son principe même (passons sur le papier glacé et la typographie illisible).

On croirait le trousseau de clés d’un prétendu roman-à-clefs. Or un roman est fait pour laisser vivre l’imaginaire du lecteur. Tant mieux s’ils se trompe ou s’égare, là n’est pas la question ; à lui d’interpréter, de traduire les mots en sensations. Proust n’avait pas conçu sa cathédrale de papier comme un beau-livre illustré. Lorsqu’il écrit que la lumière se dégradait dans les escaliers d’un hôtel et convertissait leurs degrés “en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits”, a-t-on vraiment envie de retrouver sur la page en regard une reproduction du Philosophe en méditation (1632) ? Non, d’autant que ce pourrait être un autre tableau. Pareillement lorsque, à propos du baron de Charlus, l’écrivain évoque ”une harmonie noir et blanc de Whistler”, on a nullement envie d’être dirigé vers la reproduction de Arrangement en noir et or : le comte de Robert Montesquiou-Fezensac du même peintre. Car ces choix figent notre imaginaire et c’est le pire service que l’on puisse rendre tant au romancier qu’à ses lecteurs.

Nous qui avons vécu des années dans l’ignorance de la Vue de Delft tout en vibrant à l’émotion de Bergotte, pourquoi nous obligerait-on à mettre les points sur les i ? Rien n’est émouvant comme la découverte et la rencontre inopinées, un après-midi de printemps à la faveur d’un égarement dans un musée, entre ce que l’on avait lu et ce que l’on voit enfin par hasard. Avis aux “companions” les mieux intentionnés : nous sommes encore un certain nombre à ne pas prendre ombrage lorsque, relisant A la recherche du temps perdu avec une volupté inentamée, nous ignorons ce qu’est la noblesse d’une buire de Venise, ou le sens de “mazulipatan”… Qu’importe puisque Proust, comme ses personnages, étaient à la poursuite d’un rêve et que la puissance de la fiction étant ce qu’elle est, nul ne pourra l’objectiver. N’a-t-il pas écrit que l’essentiel est dans “cette lumière qui fait tout le jour la beauté des objets et le soir tout leur mystère, qui en se retirant d’eux modifie à tel point leur existence que nous sentons bien qu’elle en est le principe et qu’eux-mêmes semblent passer, dans ces minutes si inquiétantes et si belles, par toutes les affres de la mort” ?.. Et cette lumière, l’artiste qui l’a créée et nous l’a transmise après l’avoir rêvée n’était pas peintre mais écrivain.


http://passouline.blog.lemonde.fr/





Johannes Vermeer - Vue de Delft

(c.1659-1660)
Huile sur toile, 98,5 x 117,5 cm

La Haye, Mauristhuis


source: http://musee-imaginaire-virtuel.fr/meilleurdelapeinture.aspx



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