A grand roman, grande traduction. Logique, non ? Sauf que cela n’est pas toujours le cas. Raison de plus pour signaler l’événement : la nouvelle édition d’un livre dont on n’imagine pas à quel point il a compté pour nombre de lecteurs, et parmi eux, nombre d’écrivains, en Allemagne et ailleurs, le Berlin Alexanderplatz(457 pages, 24,50 euros, Gallimard) d’Alfred Döblin (1878-1957) qui paraît cette semaine en France dans une nouvelle traduction de l’allemand signée Olivier Le Lay (signalée mais pas signée sur la jaquette). Ce roman, que la rumeur a rendu mythique depuis sa parution en 1929 à Berlin chez Fischer Verlag, est devenu l’archétype du classique moderne ; il a acquis ce statut pour la langue allemande parallèlement auUlysses de James Joyce pour la langue anglaise sensiblement au même moment, et l’analogie n’est pas gratuite tant ils ont formellement partie liée ; d’ailleurs, Döblin avait lu ce chef d’oeuvre paru sept ans avant le sien, comme on le comprit lors d’une récente résurrection sur France-Culture.
A première vue, il s’agit de l’histoire de Franz Biberkopf, comme indiqué en sous-titre ; et afin que nul n’en ignore, sa biographie est résumée en liminaire par l’auteur-même : un ancien débardeur et cimentier qui retourne à Berlin sur les lieux de ses ennuis d’autrefois aussitôt libéré de prison ; il veut devenir honnête mais replonge au contact de Reinhold, un souteneur ; son parcours est une suite d’aventures dans la cruauté de la vie, à l’issue duquel il affronte ses démons intérieurs ; en mettant de l’ordre dans son chaos, il prend encore des coups mais en sort debout, résigné.
Voilà Berlin Alexanderplatz, livre dont l’onde de choc fut si durable qu’elle éclipsa injustement le reste de l’oeuvre de son auteur. On pourrait le dire et le poursuivre ainsi et on n’aurait rien dit de ce roman picaresque, épique, baroque, romantique, fruit de toute ces traditions littéraires mêlées, dont la ville est le personnage principal tant et si bien qu’on a pu dire de son auteur qu’il avait fait entrer la rue et son ambiance dans le roman moderne. Il est vrai qu’on ne voit et qu’on n’entend qu’elle, grouillante, vociférante, effrayante, bruyante. Une cacophonie admirablement maîtrisée par la syntaxe. La ville en sa misérable majesté, la rumeur des quartiers Est et ses petites gens qui ne sont pas sans rappeler ceux du Seul dans Berlin de Hans Fallada, autre choc littéraire, et surtout la tension entre la construction et la désintégration d’un monde, voilà ce qui est au coeur de son projet d’épopée (on peut la découvrir par des extraits sur le blog de Paul Edel ici et là)
Berlin Alexanderplatz parut pour la première fois en français en 1933 dans une traduction de Zoya Motchane, lisse, uniforme, neutre comme cela se pratiquait à l’époque (et pendant longtemps), ce qui ne rendait pas justice à l’extraordinaire polyphonie du texte, à son invention langagière, à sa richesse métaphorique, à sa violence surtout. Pour ne rien dire de la jivarisation de certains chapitres (cela aussi a longtemps perduré). En ce temps-là, les traducteurs (tel Alexandre Vialatte avec Kafka) prenaient des libertés avec le texte qui paraîtraient scandaleuses aujourd’hui. Comment un traducteur né en 1976, formé à l’école de Goldschmidt et Lortholary, n’aurait-il pas été hanté par l’ardent désir de tout reprendre à zéro ? Olivier Le Lay s’y est donc lancé à sa manière deux ans durant. En vivant dans le texte pour mieux se l’approprier et s’en faire le chef d’orchestre. Car il lui a véritablement rendu sa sonorité. Lorsqu’il parle de sa traduction, il n’est question que de résonances argotiques, partition, rythme, cadence, dissonance et superposition des voix, scansion, tombé de la phrase, oreille, vitesse, raccourcis, reprises, modulations de la voix, élisions, apocopes, plasticité du français, profération du texte, timbre de voix… Tout pour“faire sonner la ville dans le texte”comme le dit Olivier Le Lay, traducteur de Peter Handke et Elfriede Jelinek, imprégné en cours de route par la fréquentation des univers de Céline (il est vrai qu’on pense souvent au Voyage), d’Ingrid Caven et de Pierre Guyotat. De la musique donc, et du collage à la Kurt Schwitters, morceaux bibliques par-ci (notamment Le Livre de Job et l’Ecclésiaste), échappées de Schiller ou du Faust de Goethe par-là, éclats de yiddish entremêlés de bribes de Gaunersprache (langue verte) et de Rotwelsh (argot). Un tel travail, quasi obsessionnel, de précision et de finesse dans la recréation, et dans la volonté de rendre à chaque personnage son propre langage, tant le phrasé de l’allemand que l’exacte ponctuation, force l’admiration.
Voilà comment il a rendu justice tant au texte qu’à son auteur et son existence vécue comme une permanente descente aux enfers. Car on sent l’âme d’Alfred Döblin à toutes ces pages, son énergie créatrice bien sûr, mais surtout sa détresse, sa tristesse, son chagrin, sa souffrance, son désespoir ; car on a rarement vu un écrivain aussi isolé, par sa conversion au catholicisme que Brecht assimila à une trahison, par sa dénonciation du rôle des intellectuels dans la prise du pouvoir par Hitler qu’ils ne lui pardonnèrent pas, par son retour en Allemagne en 1945 sous l’uniforme français que les Allemandsn’acceptèrent pas, par son internement dans un hôpital psychiatrique près de Fribourg où l’ancien psychiatre s’éteignit dans des conditions atroces (son fils cadet Stephan Döblin raconte cette constante mise à l’écart dans l’entretien qu’il a accordé à Eryck de Rubercy pour la dernier numéro de La Revue des deux mondes). L’hallucinant chapitre sur les abattoirs de Berlin (pages 137 à 144), d’autres morceaux d’anthologie encore, empoignent le lecteur et le bousculent jusqu’à le frapper parfois. Mais qu’il se rassure : Berlin Alexanderplatz est l’un des rares romans qu’on peut ouvrir à n’importe quel page, lire pendant une heure ou deux, abandonner et reprendre ailleurs sans en gâter le plaisir. Par sauts et gambades en quelque sorte.
(”Portrait d’Alfred Döblin vers 1938″, photo D.R.; image extraite du film Berlin Alexanderplatz, adaptation de 14 heures réalisée pour la télévision allemande par Rainer Werner Fassbinder qui s’en explique dans “quelques pensées en désordre” reproduites à la fin de cette nouvelle édition ; photos d’August Sander)